12. La chute
En creusant le roc de la falaise de Zénor, Kira ne pouvait s’empêcher de sourire, car elle avait emprunté ce sentier des centaines de fois sans jamais se douter que c’était elle qui l’avait façonné. Elle prenait des pauses fréquentes, car même si ses pouvoirs semblaient décuplés dans le passé, ses mains, elles, ne pouvaient supporter la douleur du feu que quelques heures à la fois. Lazuli lui avait offert son aide et elle le laissait poursuivre son travail pendant qu’elle se reposait. Il était si impatient de tout apprendre. Les lèvres serrées, le front plissé, il dirigeait ses faisceaux maladroits sur la section de l’étroit couloir où Kira avait arrêtée d’excaver la pierre.
Une journée entière passa avant que cet ouvrage de taille soit enfin achevé. Les aventuriers s’assirent sur le sol, éreintés. Appuyés l’un contre l’autre, sur le bord de la falaise, ils contemplèrent le coucher du soleil sur l’océan. Ils avaient épuisé leur réserve d’eau, que Lazuli transportait dans des gourdes de peau, et ils commençaient à avoir faim.
— Je ne sais pas si j’aurai le courage d’aller chasser, soupira-t-il avec découragement.
— Dès que j’aurai repris des forces, je tenterai de subtiliser quelque chose à ces villages.
Elle faisait évidemment référence aux petites huttes rassemblées en divers hameaux le long de la côte. En bas, sur la plaine, elle distingua un groupe de villageois qui venaient vers eux.
— Ils se demandent probablement pourquoi ils ont vu des rayons ardents déchiqueter leur falaise toute la journée, devina Kira.
— J’imagine un peu leur expression quand ils apprendront que c’est le fait d’une déesse.
— Ils pourront sans doute nous héberger pour la nuit.
— Toutefois, à moins de prétendre que nous sommes mariés, ils ne nous laisseront pas coucher dans la même paillote.
— Tu me sembles bien pressé de prendre épouse, toi, le taquina la guerrière.
— Nous vivons déjà comme un couple, Kira. As-tu à te plaindre de moi ?
— Pas du tout. Tu es l’homme le plus attentionné que j’ai connu.
— Plus que ton premier époux ?
— Tu me fais penser à lui, parfois, mais vous êtes tout de même différents. Sage était prévenant envers moi et d’une tendresse exquise, mais il avait son petit caractère. Il lui arrivait de piquer des colères pour des bagatelles.
— Comme quoi ?
— Une fois, lors des fêtes de Parandar, il avait trouvé sur l’étal d’un marchand un bijou qui avait jadis appartenu à sa mère. Doux de nature, je pensais qu’il allait questionner calmement le commerçant sur la provenance de l’objet. À ma grande surprise, il s’est attaqué à lui !
— Alors, je suis différent de Sage, car je n’aurais pas fait de scène.
— Une autre fois, il s’est fâché contre moi parce que je cherchais à le protéger lors d’un combat, ajouta Kira.
— N’est-ce pas ce qu’une déesse est censée faire ?
La stupéfaction sur le visage du Gariséor fit rire Kira de bon cœur.
— Oui, tu as raison, avoua-t-elle. Il n’aurait pas dû se mettre en colère pour si peu.
— Jamais je ne m’emporterai contre toi.
— Je sais…
Lazuli se pencha sur la femme Chevalier et ils échangèrent de langoureux baisers.
— Ils refuseront de croire que je suis une divinité s’ils te voient m’embrasser ainsi, chuchota Kira.
— Il leur faudra s’habituer à mes privilèges, murmura-t-il en frottant son nez sur le sien.
« Encore un commentaire digne d’Onyx », songea-t-elle, amusée.
Lazuli s’aperçut alors, du coin de l’œil, que les villageois agitaient frénétiquement les bras en courant de toutes leurs forces vers la falaise.
— On dirait que quelque chose les menace, indiqua-t-il en les pointant à Kira.
La guerrière sentit tout de suite le danger. Instinctivement, elle écrasa Lazuli sur le dos. Le bout d’une queue hérissée d’épines vola au-dessus d’eux.
— Un dragon ! hurla le jeune homme en se retournant sur le ventre.
Kira avait fait le même mouvement.
— Combien y en a-t-il ? bafouilla Lazuli.
Sa compagne sonda rapidement les alentours.
— C’est le seul. Reste au sol.
« Comment cette bête a-t-elle réussi à échapper aux flammes ? » s’étonna-t-elle. Elle avait pourtant vérifié plusieurs fois par jour depuis son arrivée à Zénor qu’il n’y avait aucun dragon noir dans le coin. Il s’agissait d’une énorme femelle qui semblait vouloir se venger des humains beaucoup plus que de les dévorer. Kira avait déjà observé ce comportement lorsque les hommes-insectes utilisaient des dragons dans leurs assauts. Ce n’étaient pas des animaux sans cervelle, comme l’avaient d’abord cru les Chevaliers d’Émeraude. Ils avaient des sentiments et ils étaient très rancuniers.
La bête poussa un cri rauque qui acheva de paniquer le Gariséor. Il avait vu son père se faire tuer par un de ces prédateurs et il ne voulait pas finir comme lui.
— Lazuli, rampe très lentement en direction du sentier, le somma Kira.
— Je ne te laisserai pas seule.
— Tu as vu mes pouvoirs à l’œuvre, alors ne discute pas. Je veux te savoir en sûreté avant de passer à l’attaque.
Terrorisé, Lazuli fit ce qu’elle demandait. Il recula jusqu’à l’entrée du couloir de pierre tandis que Kira se relevait prudemment sur les genoux. Au lieu de s’intéresser à la femme mauve qui se dressait de façon menaçante devant elle, la bête fonça sur son compagnon encore au sol. La terre trembla sous ses pattes tandis qu’elle ramenait son long cou sur son dos, avec l’intention de le projeter sur sa proie. Lazuli prit peur. Au lieu de continuer à ramper au ras du sol pour s’abriter dans le sentier, il se leva pour le dévaler plus rapidement.
— Reste à terre ! hurla Kira.
Le dragon s’arrêta net et tendit le cou à la façon d’un serpent. Kira laissa aussitôt partir deux rayons incandescents de ses mains encore douloureuses. Ils frappèrent le flanc du monstre et lui causèrent certainement de la douleur, mais le mal était déjà fait. Au lieu de happer Lazuli au milieu du corps, la tête triangulaire de la bête avait agi à la façon d’un marteau pour frapper violemment le jeune homme dans le dos. Kira vit basculer son compagnon dans le vide !
Sans la moindre hésitation, la femme Chevalier pivota sur ses genoux et utilisa ses pouvoirs de lévitation. Une main invisible s’empara du Gariséor juste avant qu’il ne s’écrase dans les débris qu’ils avaient eux-mêmes fait tomber au pied de l’escarpement. Avec adresse, Kira déposa Lazuli indemne sur le sol. Elle roula alors rapidement sur elle-même plusieurs fois et évita, grâce à ce geste inconscient, d’être piétinée par le dragon qui voulait lui régler son compte.
Sachant son compagnon maintenant hors de danger, Kira bondit sur ses pieds et bombarda le poitrail du monstre. Plusieurs de ses faisceaux trouvèrent un interstice entre deux écailles et brûlèrent grièvement la femelle. Encore plus enragée, elle chargea. La Sholienne fit aussitôt appel à ses pouvoirs de répulsion, qui agirent comme un puissant bouclier invisible. Le dragon galopa sur place, creusant la terre de ses puissantes griffes, incapable d’avancer. Kira n’avait jamais vu un animal aussi déterminé. Malgré ses plaies d’où coulait du sang noir, il ne lâchait pas prise.
La guerrière jeta un coup d’œil en bas pour repérer Lazuli, car si elle voulait balancer l’animal au bas de la falaise, elle devait s’assurer de ne pas le faire atterrir sur le Gariséor ni sur les villageois qui s’approchaient de plus en plus rapidement.
Au moment où elle allait déplacer la barrière magique vers le bord de la falaise, Kira ressentit une terrible douleur au milieu du corps. Elle baissa les yeux pour voir si elle avait été blessée sans s’en rendre compte. Une autre crampe la fit tomber à genoux.
— Mais qu’est-ce qui m’arrive ? paniqua la Sholienne.
Ses forces faiblissaient. Il lui fallait tuer cet animal avant de ne plus pouvoir le contenir Incapable de faire apparaître son épée double dans ce monde où elle n’avait pas encore été forgée, elle tenta d’imaginer une autre arme. Son regard parcourut le plateau et elle distingua un cercle de menhirs caché derrière les arbres. Si seulement elle avait appris les incantations qui faisaient circuler une terrible énergie entre les pierres ! À défaut de cette science, elle utilisa une magie qu’elle connaissait davantage. N’utilisant qu’une main pour maintenir son bouclier, elle se servit de l’autre pour appeler à elle un des menhirs qui formaient le cromlech. La pierre géante vola dans les airs comme un projectile, frappa de plein fouet la tête du dragon et l’arracha. Juste à temps, d’ailleurs. Exténuée, Kira vacilla.
Même décapité, le monstre ne renonça pas à sa vengeance. Le mur invisible ayant été retiré d’un seul coup, il poursuivit son élan et fonça sur la Sholienne. Kira n’eut pas le temps de l’éviter. Elle sentit le choc du dragon contre son corps, puis le temps sembla s’arrêter. Au ralenti, elle se vit tomber dans le vide avec la bête qui avait finalement eu sa vengeance. Paniquée, elle voulut utiliser ses facultés de déplacement magique, même si elle risquait de se retrouver dans la mer. Rien ne se produisit. Elle s’écrasa brutalement sur le sol et ce fut le noir.
Lazuli s’élança pour secourir l’amour de sa vie. Il contourna le cadavre du monstre et trouva Kira juste derrière, immobile sur un lit de pierres pointues. La position de ses jambes et de ses bras indiquait qu’elle avait subi d’innombrables fractures.
— Kira…, gémit-il en s’agenouillant près d’elle.
Ses yeux violets étaient ouverts, mais sans vie. Lazuli la souleva en tremblant et sentit le sang chaud couler entre ses doigts. Il avait soigné beaucoup de malades avec sa mère, mais aucun n’avait subi autant de blessures. Il marcha sur la plaine, sans savoir où aller, comme un homme ayant perdu la raison. Les villageois le rattrapèrent alors qu’il mettait le pied sur la plage de galets.
— Laissez-nous vous aider, offrit l’un des Bordiers.
— Elle est morte…, hoqueta Lazuli.
Ils l’emmenèrent au village, où ils firent la même constatation que le jeune Gariséor. Il resta assis près de sa bien-aimée tandis que la guérisseuse la plus expérimentée tentait de la ranimer, en vain. Elle planta deux torches de chaque côté du lit de la défunte, et chassa tout le monde de la hutte, sauf Lazuli. Il pleura toutes les larmes de son corps en maudissant les dieux de lui avoir repris celle pour qui battait son cœur.
Un peu après minuit, un vieillard vint s’asseoir près de l’étranger et posa une main chaleureuse sur son épaule.
— Je suis Ahor, l’un des douze anciens de la tribu des Bordiers, se présenta-t-il. D’où venez-vous ?
— Je suis Lazuli, de la tribu des Gariséors qui habitent au pied des volcans, réussit à articuler le jeune homme avec beaucoup de difficulté. Et voici Kira, fille de Parandar, tombée du ciel pour nous aider à vaincre les dragons.
Il éclata une fois de plus en sanglots amers. Ahor attendit patiemment qu’il se calme en examinant les traits inhabituels de sa compagne.
— J’avais peur que Parandar la reprenne, une fois son travail effectué, poursuivit finalement Lazuli en pleurant. Elle a perdu la vie en sauvant la mienne, et je n’ai rien pu faire pour la secourir.
— Tu dis qu’elle a vaincu les dragons, mais c’est l’une de ces bêtes qui l’a tuée.
— J’ai vu de mes yeux la destruction de tous les troupeaux qui nous empêchaient de sortir de nos villages. Tous les dragons ont péri. Cette bête n’était pas de ce monde.
— C’est donc la Kira dont parlaient les prophéties.
Lazuli hocha la tête, incapable de prononcer un mot de plus.
— Nous lui rendrons le dernier hommage que l’on réserve aux héros.
Ahor frictionna le dos du jeune homme en lui transmettant une énergie qui ressemblait beaucoup aux vagues d’apaisement des Chevaliers, puis quitta la hutte pour voir aux préparatifs de la cérémonie. Lazuli se rapprocha de la couche funéraire et posa sa tête sur la poitrine de Kira. C’est ainsi qu’il s’endormit, le cœur brisé.
Lorsqu’il ouvrit finalement les yeux, il vit que des femmes attendaient son réveil pour préparer Kira à son dernier voyage. Lazuli recula jusqu’au mur pour leur céder la place auprès de sa belle. Les prêtresses lavèrent le corps et les cheveux imprégnés de sang de la Sholienne, puis la vêtirent d’une longue tunique blanche. Elles se recueillirent un instant devant la dépouille et quittèrent la hutte. Au bout d’un moment, Ahor y entra.
— Nous sommes prêts, Lazuli des Gariséors.
Le jeune homme rassembla le peu de courage qui lui restait. Il souleva doucement Kira et la porta dehors. Tous les habitants du village et même ceux des villages voisins étaient rassemblés autour d’un tombereau tiré par deux chevaux. En temps normal, Lazuli aurait dû déposer la déesse sur le lit de fleurs qu’on avait préparé pour elle, mais il était si rompu de fatigue que les anciens décidèrent de l’y faire monter avec elle.
Lazuli s’assit au milieu de la voiture et garda sa bien-aimée dans ses bras, pleurant sur ses cheveux mauves. Le cortège silencieux longea la mer, puis s’arrêta devant une langue de terre qui s’avançait dans l’eau. Un mastaba y avait été élevé par les premiers Enkievs à être descendus des deux. Il contenait les restes des quelques héros qui avaient marqué leur histoire. Lazuli se mit à trembler à l’idée que ce serait lui qui déposerait son amour sur son lit de pierre. Ils avaient échafaudé tant de plans ensemble dans leur abri, pendant la saison des pluies…
— Sois brave, mon garçon, l’encouragea Ahor en voyant qu’il restait sur le tombereau.
Lazuli avait tellement mal intérieurement qu’il ne sentait plus ses propres membres. Il glissa sur le sol en gardant Kira dans ses bras et la porta en chancelant jusqu’au pied des marches qui menaient à l’entrée du tombeau. La grande prêtresse des Bordiers l’y attendait.
— Peuple des Enkievs, réjouissez-vous, car une déesse vous a tant aimés qu’elle s’est fait chair pour empêcher les dragons de nous anéantir. Regardez-la une dernière fois avant que nous la couchions auprès de nos héros.
Ahor fit signe au jeune éploré de se tourner vers les milliers de Bordiers qui l’avaient accompagné jusqu’au futur emplacement du Château de Zénor. Lazuli lui obéit docilement. C’est alors que se produisit un miracle dont les Enkievs se souviendraient longtemps. Le corps de Kira, qu’il tenait toujours contre lui, disparut. Un vent de panique parcourut l’assemblée et plusieurs se sauvèrent en hurlant d’effroi. Les anciens s’empressèrent de calmer les esprits pour éviter que des innocents soient piétinés dans la cohue.
Lazuli baissa ses yeux rougis sur ses bras vides, incrédule devant ce qui venait de se passer.